Terminée il y a quelques semaines à peine, la dernière saison de Twin Peaks, la série télé phare de David Lynch et Mark Frost dans les années 90 a déjà beaucoup fait parler d’elle. Si son accueil général est mitigé (les audiences sont mauvaises), les fans de la série et de David Lynch en général (dont moi !) sont aux anges avec ces dix-huit nouveaux épisodes où le réalisateur a pu déchaîner son style de réalisation si particulier.
Retour sur le retour (ah !) au pays halluciné des démons en costard qui parlent à l’envers et de la mystérieuse Black Lodge, ce lieu mystique au sol en zigzag et aux rideaux rouges…
Cet article contient des révélations sur la nouvelle saison et les anciennes, si vous voulez regarder la série sans rien connaître de l’intrigue, ne lisez pas !
Meanwhile…
La particularité de cette troisième saison est évidemment qu’elle arrive bien après les deux précédentes: là où la diffusion de la série s’était arrêtée en 1991, elle revient en… 2017 ! Soit vingt-six ans d’écart.
Le truc absolument dingue à propos de ça ? Dans la série originale, le personnage de Laura Palmer l’avait prédit, qu’elle reverrait l’agent Dale Cooper « dans 25 ans ». Donc à un an près, le compte est bon !
Autre différence de taille sur cette nouvelle saison : cette fois, David Lynch s’occupe totalement de la réalisation et du sound design, là où cette tâche avait souvent été déléguée à d’autres, d’épisode en épisode, dans la série d’origine. La saison 3 s’inscrit par conséquent beaucoup plus dans le reste de la filmographie du réalisateur, et est dans la droite lignée du film préquelle sorti en 1992, Fire Walk With Me, au format, au ton et aux thèmes davantage personnels que la série.
De la série d’origine, on retrouvera donc davantage le ton dark et par moments glauque que les arcs narratifs servant de comic relief ; ceci dit, rassurez-vous, plusieurs scènes viennent périodiquement dérider l’ambiance, majoritairement en raison du comique de situation ou par l’absurde.
Feu marche avec moi
Plus que les précédentes, cette saison explore le thème du dédoublement de personnalité et de toutes les incongruités qu’il peut entraîner. Clones, univers alternatif, doppelgängers… On assiste une fois de plus au duel indirect que se livrent « le Bien », les agents de la White Lodge comme le gentil Géant (The Fireman), et Le Mal, « the evil that men do » , déjà représenté dans les précédentes saisons par l’iconique esprit démoniaque de la série, le fameux détenteur du Feu de Fire Walk With Me, Killer BOB.
L’intrigue reprend donc vingt-cinq ans après la fin de la saison 2, terminée sur un gigantesque cliffhanger. Le génie, toutefois accidentel, de la suite est de ne jamais vraiment le résoudre, ou plutôt, de reprendre la narration bien après qu’il ait été résolu. Au spectateur de reconstituer petit à petit ce qui s’est produit dans le monde de Twin Peaks pendant les vingt-cinq ans où nous avons été absents.
Et une chose semble certaine au début de la série : BOB est bien vivant, et vivace, et le monde semble globalement avoir empiré depuis la fin de la saison 2. Mais si violence psychologique, physique, voire sexuelle sont au programme, elles sont souvent suggérées, rarement montrées, et ce sans jamais tomber dans la vulgarité. C’est là une des grandes forces de Lynch : arriver à aborder des sujets graves et importants au travers du passé trouble, et troublé, de ses personnages sans jamais avoir à recourir à des scènes explicites.
Au spectateur, donc, il revient, comme dans toute œuvre de David Lynch, de relier les différents indices entre eux pour tenter d’obtenir une vision d’ensemble de l’histoire qui, une fois les pièces du puzzle assemblées, apparaît comme encore plus horrifique qu’il n’y paraît. Comme souvent chez Lynch, des scènes en apparence anodines recèlent parfois d’importants secrets, et certaines révélations, jamais montrées ou mentionnées à l’écran, n’en sont que plus frappantes lorsque c’est au spectateur d’en faire la déduction.
Quant au rythme, il n’y a pas ici de temps mort, et les dix-huit épisodes de la saison sont menés tambour battant au rythme des questions que tout le monde se pose après avoir vu Twin Peaks : qu’est-il advenu de Cooper ? De BOB ? Qui est « Judy » ? Diane existe-t-elle vraiment ? Qu’est-il arrivé à l’unité Blue Rose du FBI de Gordon Cole ? Tant de questions auxquelles le show répond plus ou moins laconiquement, sans oublier d’en poser des nouvelles !
On ne change pas une équipe qui gagne (ou juste un peu)
Contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, le show ne s’attarde que peu dans la ville de Twin Peaks. La narration suit en réalité plusieurs fils parallèles à travers les États-Unis finissant par se recouper, faisant la part belle à une multitude de nouveaux personnages. Et c’est tant mieux : en réalité, l’arc narratif de bon nombre de personnages avait été exploré dans la série de base. Il aurait donc été une perte de temps de les réintroduire, les représenter, vingt-cinq ans après.
La saison 3 sait rester intéressante en introduisant des éléments nouveaux y compris pour les fans de la première heure. Et c’est là sa grande force. Mais la série a été aussi confrontée aux limites de la nature, avec plusieurs acteurs de la série d’origine ayant décédé avant, pendant ou peu de temps après le tournage de cette nouvelle saison, sans compter ceux n’ayant pas voulu sortir de leur retraite. Les producteurs ont donc dû trouver des solutions scénaristiques plus ou moins heureuses à l’absence de certains personnages.
Concernant les performances des acteurs en eux-mêmes, il faut saluer Kyle MacLachlan, la star incontestée de cette saison, et en grande forme puisqu’il y joue pas moins de trois personnages, on observe également avec plaisir le retour de David Lynch lui-même et Miguel Ferrer à la tête de l’unité spéciale d’enquête sur le paranormal « Blue Rose » chargés d’élucider ce qui est réellement arrivé à Dale Cooper à Twin Peaks. Introduction à l’écran également du personnage de Diane, la fameuse ex-secrétaire de Cooper au tempérament explosif à laquelle ce dernier dédiait toutes ses cassettes audio, magistralement porté par Laura Dern, une habituée de David Lynch ayant notamment joué dans Blue Velvet et Sailor et Lula. La symbiose entre l’actrice et le personnage est parfait : de loin un des rôles les plus réussis de la série.
D’autres acteurs font également des apparitions remarquées au sein de la série, comme Naomi Watts (déjà star chez Lynch de Mulholland Drive), Tim Roth, Monica Bellucci, Jennifer Jason Leigh… Mention spéciale également à David Duchovny qui reprend son rôle de l’agente transsexuelle du FBI Denise Bryson le temps d’un caméo !
A la musique, on retrouve Angelo Badalamenti même si la bande-son en 2017 est résolument moins jazzy qu’en 1990. Les sonorités sombres et anxiogènes du nouvel habillage sonore (David Lynch s’est également fait aider de Dean Hurley et Johnny Jewel) de la série contribuent à ce changement d’ambiance générale par lequel on pourrait dire que, si Twin Peaks ressemblait à un rêve qui tourne lentement au cauchemar, la saison 3 nous plonge directement au cœur du cauchemar. L’inquiétante Threnody to the Victims of Hiroshima de Krzysztof Penderecki se fait entendre à de nombreuses reprises. Il est également intéressant de noter que cette fois, chaque épisode se dote d’un générique de fin différent, en se concluant chacun par un concert diégétique au Roadhouse de Twin Peaks, accueillant chaque soir un groupe différent, et dont les paroles de la chanson est généralement en rapport avec l’épisode qui vient de se terminer, ou l’intrigue de Twin Peaks en général. Une trouvaille assez géniale, d’autant que la musique est souvent de qualité ; je citerai au hasard Wild West de Lissie, Shadow des Chromatics, Snake Eyes de Trouble ou encore No Stars, de Rebekah del Rio, à la voix exceptionnelle et qui avait déjà chanté Llorando dans Mulholland Drive !
Visuellement et narrativement exigeante, la dernière saison de Twin Peaks est bien partie pour rester dans les annales comme une production télévisée d’exception, entre son concept encore plus fou que les deux saisons précédentes, vingt-cinq ans après la fin de la première série, des acteurs impériaux dirigés d’une main de maître, et une bande-son d’une qualité rare. David Lynch et Mark Frost, fidèles à eux-mêmes, ont, en évitant avec brio le piège du more of the same, totalement réinventé leur univers : les débats des fans sur les possibles explications de l’intrigue sont relancés pour les vingt-cinq prochaines années.
Malgré une intrigue complexe et une thématique portant à la base sur la violence, les ténèbres et la folie, la beauté de l’évolution des personnages, leur catharsis finale et la maîtrise avec laquelle les acteurs sont dirigés, la photo est tournée, et l’habillage sonore est composé, met la troisième saison de Twin Peaks au rang des incontournables de 2017. Même si cela implique de regarder les 22 épisodes de la série originale, plus les 4 heures de film (Fire Walk With Me et le montage des chutes The Missing Pieces), l’expérience vaut clairement le coup.
Seul bémol pour moi : la fin de la série appelle clairement à une suite, mais les acteurs vieillissant et un bon nombre d’entre eux étant déjà décédés, il faudrait aux producteurs des pirouettes scénaristiques de plus en plus énormes pour combler leur manque. Si une saison 4 est annoncée, j’en serai le premier ravi, mais c’est peut-être une façon de la part des scénaristes de nous rappeler que dans cette série, finalement, le voyage importe plus que la destination…